Grenade 2023

Dernière étape de mon voyage aux Indes Occidentales, l'île de la Grenade, où j'ai photographié, une fois de plus, un serpent endémique : le boa de la Grenade (Corallus grenadensis). Voici quelques extraits de mon livre à paraître.

Île de la Grenade, 25 mars 2023.

 

Au moment où j'écris ces lignes, il est 00h10 heure locale, 6h10 en France, et je vais passer la nuit seul sur un banc public. Pourquoi ? Parce que pour je ne sais quelle sorcellerie, il m'a été absolument impossible de réserver une voiture sur cette île par internet. Arrivé à l'aéroport, toutes les agences sont évidemment fermées. Je prends donc un taxi, mais je n'ai plus de cash, et bien sûr, il ne prend pas la carte de crédit. Il m'emmène à cinq minutes d'ici, à une satanée machine ATM pour que je puisse retirer. Elle m'autorise 70 dollars de mon propre argent, et pas un centime de plus. Je rééssaie mille fois, impossible. J'ai littéralement envie d'y mettre le feu. Une amie prend de mes nouvelles, je lui raconte ma galère et elle trouve le problème : mon plafond de carte de crédit. Saloperie ! Le taxi me ramène à l'aéroport, et me demande soixante dollars pour la course. Je n'ai même pas de quoi m'acheter un sandwich et je n'ai pas mangé ce midi. Je suis donc résigné à dormir à l'aéroport, sur un banc en fer, dehors, comme un clochard. Enfin pas tout à fait, j'ai une connexion internet gratuite, un toit au dessus de moi, il fait chaud, et des vigiles pour me protéger. Mes braconniers de Saint Vincent n'ont pas ce luxe. J'envoie un mail d'urgence à ma banquière pour qu'elle fasse sauter mes plafonds au plus vite. Au matin, je pourrai enfin avoir ma voiture. C'est aussi ça, voyager seul : les galères sont vécues seul, sans un ami réconfortant à ses côtés. Je m'en fiche, je suis bien ici, et j'en profite pour écrire. Je suis mieux ici que perdu dans la forêt amazonienne sans lumière et sans téléphone, comme ça m'est arrivé il y a deux ans. Le plafond de carte... quelle erreur de débutant, je le saurais la prochaine fois. Beaucoup de mes proches s'imaginent que mes pires galères sont dans la jungle avec des animaux dangereux, mais la réalité est toute autre. Le serpent pour lequel je suis ici, le boa de la Grenade (Corallus grenadensis), est merveilleux. Bien plus polymorphique que son cousin le boa de Cook, il présente une myriade de robes différentes : certains sont tout jaunes, d'autres rouges, un bijoux. Je suis certains qu'à moins de cinq-cent mètres de l'aéroport je peux en trouver dix, ça me démange. Mais je ne peux laisser ma valise sans surveillance. Patience ! Sur le banc d'en face, un type de l'île de Trinidad dort, attendant son vol de demain matin. Un chaton sorti de nulle-part me fonce dessus et monte sur mes genoux. Il appuie sur toutes les touches de mon ordinateur. Je n'apprécie pas trop les chats, mais je dois avouer que celui-ci est mignon (c'est donc un jour historique) et que j'apprécie sa compagnie... Petit enfoiré, il m'a abandonné. M'en fous, j'aime pas les chats de toute façon.


Île de la Grenade, 26 mars 2023.

 

Je fonce à un lieux que je rêve de voir depuis que je l'ai découvert dans un livre de Robert Henderson : l'aéroport abandonné de Pearls. Mais avant, je dois aller retirer du liquide. Des mecs m'alpaguent dans ma voiture et me demandent où je vais. Je réponds à leur question, et ils désirent tous m'expliquer la route en même temps, ils sont vraiment (trop) gentils. Je les trouve rigolos à tous vouloir m'aider à tout prix. Mais l'un d'eux est un vieux type bourré avec une dent tous les cinq mètres qui commence à s'énerver parce qu'il veut carrément que je le suive en voiture. "No thanks, c'est gentil mais j'ai mon gps tout ira bien merci". Il insiste en titubant, qu'est-ce qu'il peut être lourd... A un moment où il ne me regarde pas, je me casse. L'endroit est surréaliste. Des carcasses d'avions, momies de fer, jonchent le sol aride du cimetière mécanique. Comme j'y suis désormais habitué, des vaches et des chèvres font leur vie ici et là, et rajoutent un côté far-west qui me rappelle North Point à la Barbade. Premier aéroport du pays, construit en 1943, il servit aux américains pendant la guerre. Puis, en 1983, ceux-ci (de manière tout à fait inhabituelle dans l'histoire...) envahirent l'île pour écraser le Gouvernement Révolutionnaire du Peuple. Coût de l'opération : 76 millions de dollars. 45 morts grenadiens, dont 24 civils. Paraît que c'était pour les droits de l'homme ou un truc du genre. En 1984, il sera abandonné. Aujourd'hui, il reste des bâtiments en ruine, et la piste. Dans le livre d'Henderson, elle est vide, mais les choses ont changé : les jeunes du coin l'ont décoré d'un grand circuit de pneus et de bidons en ferraille, pour faire des courses de voiture. Beaucoup de gamins viennent y faire du cerf-volant, car l'endroit est extrêmement venteux, au bord de la mer de la côte est. Moi aussi, enfant, si j'avais eu un terrain de jeu aussi immense, j'en aurai profité. C'est bien beau les ruines, mais moi, je suis là pour les serpents. Le boa de la Grenade se trouve, entre autre, ici. Je viens donc pour repérer les lieux et prévenir les habitants, d'une extrême gentillesse, comme d'habitude, que s'ils voient un type avec une lampe frontale éclairer les arbres à la tombée de la nuit, ce n'est que moi qui cherche des serpents. "There is no snakes here my friend". Si si, faites moi confiance, ils sont partout, c'est juste que vous n'éclairez pas les arbres la nuit, donc vous ne les voyez jamais.

[...]

Nous arrivons à l'aéroport abandonné, je trouve un premier boa de la Grenade. Un juvénile, trop haut pour être atteint. Je parviens malgré tout à le photographier, il faudra juste augmenter un peu la luminosité avec un logiciel. Je suis aux anges : un spécimen bien orange clair avec de légères bandes vertes, il est magnifique. Corallus grenadensis est là, devant moi. Objectif atteint. Mes amis sont ravis et surexcités. Ils me font rire : à chaque fois que je repère dans la pénombre une araignée, un serpent ou autre, ils sont désappointés. "Damn dude, comment t'as fait pour voir ça à cette distance ?" J'en trouve un deuxième, accessible. Quel magnifique serpent. Il se meut avec grâce et délicatesse dans les branchages, me sens doucement avec sa langue, s'arrête, observe, et la lumière de ma lampe fait briller de mille feux la somptueuse robe orange bariolée de subtils motifs verts de l'animal. Il m'offre de beaux portraits. Puis un troisième, encore trop haut. L'endroit est trop venteux, il y a bien des boas ici mais trop peu. Demain soir, j'irai les chercher dans la forêt de Grand Étang. Bien sûr, toute la bande veut venir. "Of course, no problem guys".


Île de la Grenade, 29 mars 2023.

 

A la nuit tombée, après la plage, je pars chercher mes serpents. Je retourne à Grand Bras river. Je trouve trois boas en à peine dix minutes, mais ils sont tous perchés si haut que je ne distingue que leurs yeux brillants dans la canopée. Je retrouve les bambous aux dessus de l'eau de l'autre soir : le grand spécimen orange est toujours là, c'est son poste de chasse. Je ne veux pas aller l'embêter, mais à côté de lui, une autre paire d'yeux réfléchissent ma lampe. Un énorme mâle noir et blanc est lové sur de fines tiges. Il est absolument splendide. J'ai découvert que les boas de la Grenade pouvaient avoir ce pattern dorsal dans un livre de Robert Henderson, mais ils ne sont pas communs. Cependant, j'avais trouvé ici-même il y a deux jours un spécimen de ce type, un juvénile de même pas trente centimètres, donc je sais qu'il y en a par ici. Problème : le serpent est carrément au dessus de l'eau, il va falloir se mouiller. Le lecteur est déjà au fait de ma peur viscérale de l'eau, surtout trouble, lorsque je suis tout seul. Et bien il ne sera guère étonné d'apprendre que celle-ci disparaît totalement en présence d'un serpent. Je les aime tellement, ils m'apaisent. Quand je suis avec un serpent, plus rien d'autre n'existe, plus rien ne peut troubler ma quiétude. Je ne veux pas me trimballer avec des vêtements mouillés. Je prie le lecteur d'excuser l'obscénité de la suite du récit. Je suis littéralement nu, habillé seulement de ma lampe frontale sur la tête, et, en pleine nuit, m'enfonce dans l'eau pour atteindre mon boa. Il se laisse doucement cueillir, sans souffler ni excréter de liquide défensif. C'est comme s'il venait de perdre un cache-cache et assumait gentiment sa défaite. Je fais mes photos et vidéos en deux minutes, avant d'aller relâcher ce magnifique serpent, le tout pendant que je sèche. Qu'est-ce qu'il est beau, ses ocelles blanches dénotent sur son corps noir, et évoquent un collier amérindien. Si un jour le lecteur, par le plus grand des hasards, se retrouvait la nuit dans une forêt tropicale, et voyait apparaître par flash, des parties intimes masculines telles des images subliminales diaboliques sur le rivage, qu'il ne s'effraie surtout pas; il lui suffira de s'approcher pour se rassurer en réalisant que ce n'est que moi, nu comme un ver, qui photographie un serpent. Je prends le temps de réaliser une photo personnelle souvenirs de ce moment qui n'est pas loin d'être l'apothéose de ma carrière d'herpétologue amateur, mais celle-ci, le lecteur le comprendra, restera de l'ordre du privé. Sur le chemin du retour, encore deux autres boas, des juvéniles et subadultes. Quelle espèce abondante !



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