Saint-Vincent - 2023

Deuxième étape de mon voyage aux Indes Occidentales : l'île de Saint-Vincent, où je suis partis à la recherche d'un serpent très abondant localement mais très rarement photographié, le boa de Cook (Corallus cookii). Voici quelques extraits de mon livre à paraître.


Saint-Vincent et les Grenadines, 20 mars 2023.

 

La zone est un peu en retrait, et de toutes façons, je n'ai pas pris trois avions pour arriver jusqu'ici et me cloîtrer dans mon lit. Lampe frontale, deux appareils en bandoulière, l'un pour filmer, l'autre pour photographier, je marche sur la route, dans la nuit, et scrute minutieusement la végétation. Cinq minutes chrono : Mastigodryas bruesi. Génial ! C'est une petite couleuvre ne dépassant guère 80 centimètres, totalement inoffensive. Rarement photographiée, elle est endémique de Saint-Vincent et les Grenadines, et de la Grenade. Lovée sur une branche basse, elle m'offre de beaux portraits. Je suis ravi. Deux mètres plus loin, une longue silhouette noire et blanche dénote avec le vert des feuillages... C'est lui ! Il est là ! Un magnifique boa de Cook se repose sur une branche, juste devant moi. Je saute de joie. J'ai découvert ce serpent quand j'étais petit, dans un livre sur les serpents offert par ma mère lors de vacances au bord de la mer. Vingt ans plus tard, je suis ici, sur son île, exprès pour lui, et je tombe dessus le premier soir. Il faut dire que ça n'est pas très compliqué... Ce serpent est partout dans les parages. Je ne tarde pas à en trouver un deuxième, puis un troisième, jusqu'à en trouver quatre, avec un deuxième Mastigodryas en prime, plus gros et plus joli. Je suis comblé, ça y est, ma mission sur cette île est achevée. Désormais, quoi qu'il puisse m'arriver ici, ça n'a pas d'importance, ce qui devait être fait, est fait. Impossible de résister à en attraper un... D'un calme olympien, ces serpents se laissent toucher sans la moindre réaction belliqueuse. Même pas un petit soufflement. Je le regarde repartir gracieusement dans les branchages, puis retourne à la voiture. Peu d'herpétologues, amateurs ou scientifiques, sont venus jusqu'ici pour l'observer, hormis Robert Henderson, qui à travers ses livres m'a donné envie de visiter ces archipels.


Île de Saint-Vincent, 21 mars 2023.

 

Je reprends la route et me dirige vers la Vermont Reserve, une splendide réserve naturelle abritant une forêt primaire. Sur la route, un vieil homme fait du stop en brandissant une machète (oui oui). Il ne laisse même pas le temps aux gens de s'arrêter qu'il les engueule en avance de ne pas le prendre. Il enchaîne les voitures en leur tendant sa machète et en faisant un geste brusque de la main pour montrer son agacement. Je suis mort de rire en voyant la scène. Arrivé à l'entrée de la réserve, dans la salle d'accueil, je suis accueillis par une gentille dame qui m'emmène tout de suite vers une affiche parlant des trois serpents du lieux. Elle veut me faire un cours. Sans oser lui dire que sur l'affiche, il y a un nom scientifique qui n'est plus valable depuis 30 ans et qu'il y a une faute à un autre, je l'interromps tout de même pour lui dire très humblement et sans prétention aucune, qu'elle perds son temps. "Oh, this picture !", sur l'affiche, une photo attire mon attention. C'est la photo du boa de Cook faite par Patricia Fogden, celle qui est dans mon livre d'enfance ! Je la reconnaîtrais entre mille. Je raconte l'anecdote à l'employée qui prend soudainement un air de maman fière, et me sauve dans la jungle. Cette forêt est à couper le souffle. D'ailleurs, j'ai réellement le souffle coupé, je ne peux pas parler, et les larmes me montent, démunis que je suis devant la magnificence de l'endroit. Des dizaines d'arbres différents accomplissent lentement leur mouvement perpétuel vers le soleil, apprêtés de leurs myriades d'épiphytes, un tableau de maître fait de nuances de marron, de vert et de rose. Le sol de l'Eden tropical est maculé de fleurs rouges étoilées, donnant des airs romantiques à l'oeuvre. Une rivière limpide et calme s'écoule avec douceur, reflétant les troncs et les arbres à sa surface. Subjugué, j'en oublierai presque la raison de ma présence ici : Chironius vincenti. Cette grande couleuvre, appelée "black snake" par les locaux, est endémique de l'île, et en est le serpent le plus rare. Les Chironius sont diurnes, mais ils sont plus simples à observer à la tombée de la nuit, lorsqu'ils se reposent sur les branches basses, trahis par leur ventre blanc ou jaune. Les locaux ne le voient absolument jamais. C'est le dernier serpent qu'il me reste à trouver sur l'île. Je ne trouverai pas de serpents dans la forêt, mais cette marche dans la jungle merveilleuse aura été revigorante pour l'esprit. Au détour d'un chemin, le sol est constellé de petites fleurs roses munies de longues tiges très fines. Comme des petites méduses végétales, elles semblent flotter. Quelle féerie.


Île de Saint-Vincent, 22 mars.

 

Plus nous montons, plus la végétation se fait rare. Les derniers mètres avant le sommet ont des airs de fin du monde, et les bourrasques, si puissantes, me surprennent et me font vaciller. Là encore, sur l'Oncle, la différence n'est pas flagrante. La dernière éruption, en 2021, a plongé l'île dans un brouillard très épais. Nous ne voyons plus l'Oncle depuis un moment, et mon guide, K., s'arrête 150 mètres avant la fin. "Too many rhum last night, man". Il a trop picolé la veille, donc je vais finir l'ascension sans lui. Tant mieux, être seul avec soi-même au sommet d'un volcan actif n'a pas de prix. Chaque pas est un effort surhumain. Le vent déchaîné semble hurler des sortilèges, dans ce décors de cataclysme fait de pierres noires, magma refroidit, et d'arbres calcinés, figés dans leur mort. La Vieille Dame a décidément la peau bien abîmée. Les vingt derniers mètres sont un chemin de croix. Enfin, je parviens au sommet, et me positionne, en luttant tant bien que mal contre les dangereuses bourrasques qui semblent avoir juré ma mort, au bord du cratère. L'intérieur de celui-ci semble provenir d'un vieux film de science-fiction montrant une planète inconnue. Dans cette odeur de souffre permanente, l'on distingue, à travers les nuées de fumée épaisses, des fissures laissant entrevoir la lueur rouge de la lave. Du haut des 1220 mètres, je contemple les cicatrices des terribles colères de La Vieille Dame, puis entame la descente, tout aussi exténuante.


Île de Saint-Vincent, 24 mars 2023.

 

Je décide de retourner sur la piste pourrie des braconniers, explorée la veille. Je gare ma voiture à l'entrée du chemin, et pars explorer, avec mon éternelle lampe frontale vissée sur le crâne, mon sac à dos, et mon appareil en bandoulière sur ma chemise ouverte. Je me rends compte que pour prendre l'avion demain, il va falloir que je la ferme temporairement, pour ne pas attiser encore plus la suspicion de la police aux frontières. Cette pensée m'attriste. Une grosse silhouette noire au milieu de la piste me fait faire un bon. C'est le taureau d'hier soir, au même endroit. il a de belles cornes, et je lui fait peur. Il prend toute la place, et après une longue hésitation et de gentils mots d'une voix douce, je décide de passer. En fait il n'est pas méchant, probablement juste agacé qu'un chercheur de serpents ne vienne le réveiller deux nuits de suite avec une lumière dans les yeux. Je trouverais cinq boas de Cook, pas un seul white snake (le Mastigodryas bruesi vu le premier soir), et encore moins le rarissime black snake. L'un des cinq boas, subadulte à la superbe livrée grise et orangée, dessine d'élégantes arabesques par sa position d'intimidation. Il m'offrira de belles photographies. Après une heure et demie, je fait marche arrière. Je tombe sur quatre chèvres : "ah vous êtes là vous ?", elles me regardent de leurs yeux naïfs et doux. D'incessants grognements de chiens me font me retourner sans arrêt. Je regagne la voiture et me dirige vers la forêt de Vermont. Je veux y observer de nouveau le white snake que je n'ai vu que deux fois. La chaleur et l'humidité font macérer l'odeur cadavérique du vomit de White-Man. Bientôt, l'on pourra racler la buée sur les vitres et en faire du fromage d'iguane prédigéré. Je rends la voiture demain, petite angoisse. A mon coin à serpents, ce sera encore uniquement des boas de Cook pour ce soir. Qu'ils sont beaux. Je me sens comme un pionnier : avant moi, très peu de gens ont photographié cette espèce à l'état sauvage. Dans un moteur de recherche d'images, vous ne verrez qu'une ou deux photographies en milieu naturel au maximum, contre quelques unes en captivité. Je tente de redonner la visibilité qu'elle mérite à cette espèce endémique. Sur les cinq boas du moment, deux ont un gros ventre, la peau distendue par un bon repas. Puis je tombe sur une scène peu commune : un boa est en train de fouiller le nid d'un oiseau. Je suis aux anges, observer une prédation de serpent n'est pas chose facile. Le serpent fourre sa tête dans le nid en noix de coco et inspecte chaque recoins. Puis, ma lampe l'embête, alors j'arrête de le filmer et le laisse tranquille.


Île de Saint-Vincent, 22 mars.

 

Nous rentrons au shop. Tous les braconniers sont là, la ganja tourne à fond, ainsi que le Sunset, évidemment. Kenny s'asseoit sur ce que je crois être une oeuvre d'art contemporain : deux chaises cassées, l'une par un pied, l'autre par le dossier, sont superposées pour ne faire qu'une seule et unique chaise fonctionnelle. Il faut dire que Kenny, comme cette "chaise", est lui aussi sur son 31 : jogging Adidas semblant dater d'avant la création de la marque, bleu fluo à l'image de celui de Docteur Lulu dans Strip-Tease, t-shirt bleu lui aussi mais à l'envers, coûtures à l'extérieur, et bien sûr, l'apothéose du dress code braconnier : sa précieuse paire de Crocs, défoncées. L'Oncle, lui, ne se sépare jamais de son bandana vert autour du crâne. Je le soupçonne de gagner de l'équilibre avec. Je me moque gentiment, et réalise que je ne dénote pas tellement dans le décors non plus : avec ma chemise sable, ouverte et tâchée de terre, ma pilosité faciale dans un chaos total, mon éternel short camouflage, bien que seul blanc de la bande, je n'apparais pas vraiment comme une anomalie. Je crois que les croisiéristes commencent à m'éviter. Un petit gamin, au regard intelligent et vif, âgé d'environ cinq ans, viens vers moi. Il est accopagné d'un vestige de jouet Buzz l'Éclair, que son père a du payer une fortune. Fan de Toy Story, j'ai de la peine pour le pauvre ranger de l'espace, qui semble avoir fait un trajet Neptune/Uranus par ses propres moyens. Il lui manque les deux mains et la moitié d'une aile. C'est Buzz l'Éclair édition collector 14/18. "My young friend" sort une petite voiture et s'amuse à me la faire rouler sur la tête, il est adorable. Douceur, innocence, se rencontrent parfois là où on les attend le moins. Il porte un t-shirt "My mom rocks", et en effet, quand je vois sa génitrice débarquer, elle est rock 'n' roll : jean troué, crocs (évidemment), cou de taureau et strabisme divergent. Autour de moi, ça ne parle que créole anglais, je ne comprends rien, sauf quand j'entends le mot "snake", je sais qu'on parle de moi. On m'accepte, petit à petit. Nous sommes devenus copains, mais il ne faut pas se leurrer, avec des gens aussi pauvres, qui n'ont rien, tout a un prix, et les amitiés ne sont jamais désintéressées avec un étranger.



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